LE TROQUET SERGI LE BARBARE 13/01/09

Publié le par Hash



TROQUET

 

Introduction

 

Solange venait de vivre une douloureuse séparation. Une semaine s'était passée, elle errait dans la ville, sans but. Ce soir-là, le froid était mordant, il était tard, les rues étaient vides.

Dans une petite venelle sombre, Solange entendit de la musique qui s'évadait  d'un troquet. Elle s'engagea dans la ruelle, regarda par les carreaux embués l'intérieur illuminé. Elle vit des personnes qui discutaient en riant.

« Je prendrais bien un verre, se dit-elle, et si c'est privé, tant pis, je repartirai.

Elle poussa la porte qui tinta. Tout le monde la regarda en criant « Joyeux Noël, nous vous attendions ».



Chapitre I

 

Sur le coup, Solange se raidit, se demandant : « c'est quoi ce piège ? Un rêve, une illusion ? Calme-toi, ils ont l'air plutôt sympa. Et c'est un ravissement ce petit troquet. Et ça a l'air drôlement bon toutes ces victuailles. Ça doit être un délice.

Son deuxième choc eut lieu quelques secondes après, lorsqu'un Nord-Africain vint vers elle. Sur le coup, elle crut voir son compagnon, enfin, son ex-compagnon. Il lui ressemblait comme un frère. Ce salaud était reparti une semaine plus tôt au Maroc avec leurs deux enfants. Et vu les droits des femmes dans ces pays, elle savait qu'elle devrait tenter quelque chose d'illégal pour récupérer ses mômes. Avec le risque de finir en prison. Mais elle ne pouvait se résoudre à rester séparée de ses petits.

« Bonsoir, je m'appelle Karim, dit l'homme en souriant. N'ayez pas peur, je ne vais pas vous manger, il n'y a pas de cannibales au Maroc. De plus, ici je suis très minoritaire. Vos compatriotes, qui sont également mes amis, me mettraient en pièces si je tentais de vous faire du mal.

La jeune femme sourit faiblement. Il avait l'air tellement gentil. Mais Mohamed aussi, et on voyait le résultat.

Tous vinrent se présenter. Il y avait Marcel, un homme d'une soixantaine d'années, avec un catogan, et que Solange, sachant qu'elle aurait du mal à retenir de suite tous les prénoms, décida de surnommer « queue de cheval ». Ensuite vint Élodie, qu'elle appela « le mannequin ».

Blaise le balaise, mesurait deux mètres et devait peser 110 kilos

Thomas Dakin car il devint cramoisi en lui serrant la main, Valérie la jolie avec ses yeux verts et ses mèches blondes. Virginie devint Madame Sans-Gêne car elle lui claqua d'autorité quatre gros bisous et lui tapa dans le dos en lui disant qu'elle était très contente de faire sa connaissance.

Liliane la prêtresse parce qu'elle avait, avec sa tunique blanche, des allures de vestale. Yann se vit surnommé Kéffélec à cause de son air de marin breton, et Frédéric de Prusse pour sa coupe en brosse et ses grands yeux bleus. Restait Séverine la coquine avec son air ... coquin, Jacob le mouton et sa tignasse frisée, Laurent le géant, plus grand encore que Blaise le balaise. Solange termina les présentations avec Pierre de Serbie et son accent slave et Vanessa d'Odessa parce qu'elle y était née.

Raminagrobis le chat se frottait continuellement contre elle et faisait des aller et retour jusqu'à une porte qui devait donner dans une cave.

Lorsque les présentations furent terminées, tout le monde s'installa au bar et des apéritifs furent servis. Les toasts étaient délicieux. Saumon, foie gras, il y en avait même au parmesan. Chacun donnait quelques détails de sa vie, Karim lui confia son lourd tourment. Sa femme était retournée chez elle en Croatie, avec leurs deux enfants. Solange lui expliqua pourquoi elle avait eu ce geste de recul en le voyant. Karim eut la joie de voir la jeune femme retrouver son magnifique sourire quand il lui dit que, travaillant à l'ambassade du Maroc, il ferait tout ce qu'il pourrait pour qu'elle retrouve au plus tôt sa progéniture. Étant apprécié de l'ambassadeur, il était certain d'obtenir rapidement ce qu'il demanderait.

Puis vint le moment de passer à table. Benoît vint servir une excellente soupe de légumes, suivie de bouchées à la reine sauce forestière. Elle en aurait bien repris une autre, mais la suite promettait d'être un régal. Il fallait donc garder un peu de place dans l'estomac. Blaise le balaise fut requis pour apporter l'énorme dinde sur la table. Avec l'accompagnement de légumes, le plateau devait peser au moins vingt cinq kilos. Les mets délicieux, les vins capiteux, la grande gentillesse de ses hôtes, et ce chat à qui il avait fallu installer une chaise à côté d'elle pour qu'elle puisse manger en paix, ou presque, plus la magnifique nouvelle apportée par Karim, fit de cette soirée un enchantement qu'elle n'était pas prête d'oublier.

Et la messe n'était pas encore dite.








Chapitre II



Lorsque Solange était entrée dans le troquet, les choses s'étaient passées si vite, et si agréablement, qu'elle se demandait pourquoi elle, et qui avait bien pu guider ses pas jusque-là. Dès son entrée, le chat Raminagrobis lui avait littéralement mis le grappin dessus. Ses hôtes s'étaient d'ailleurs étonnés, Raminagrobis étant un vieux chat qui aimait par-dessus tout sa tranquillité. Il passait sa vie dans son fauteuil, près du poêle. Personne, hormis Benoît le propriétaire du troquet, ne pouvait le caresser. Et encore, pas très longtemps.

Elle n'avait pu s'occuper que brièvement et machinalement du chat, toute prise qu'elle était par les histoires des autres convives, le repas délicieux et les intenses émotions qu'elle venait de vivre. 

À un moment, dans le creux d'une conversation, elle s'intéressa consciemment à Raminagrobis. Elle avait remarqué qu'il faisait de fréquents allers et retours de ses genoux à la porte de la cave. Elle entreprit de le suivre. La porte était entr'ouverte. Elle demanda à Benoît s'il savait pourquoi le chat voulait l'attirer là en bas. Il lui répondit d'un air mystérieux mais avec un sourire charmeur « méfie- toi, c'est peut-être un dragon déguisé en chat ».

Elle rit de bon cœur et descendit la volée de marches qui menaient dans l'antre du « dragon ». C'étaient des marches en pierre, usées par les siècles, et surtout par les sabots qui les avaient foulées pendant tout ce temps. Le félin en resta un. De félin. Mais quand même, un félin très bizarre qui, s'avançant dans le fond de la cave, à l'endroit le plus sombre, passa sa patte entre deux pierres et appuya certainement sur un déclencheur car le mur s'ouvrit devant Solange. Elle poussa un petit cri de frayeur. Mais le chat était déjà contre ses mollets, semblant vouloir la pousser vers cette mystérieuse entrée. Une grosse bougie était posée sur une étagère. Une boîte d'allumettes à côté. Elle l'alluma et, s'armant de courage, pénétra dans une pièce de belles dimensions, creusée dans la pierre. Le temps que ses yeux s'habituent à l'obscurité relative, elle aperçut des étagères remplies de fioles qui lui paraissaient très anciennes. Puis, elle LE vit. Un athanor, magnifique, trônant au centre de la pièce.  Ainsi, « pourquoi elle » avait sa réponse. « Qui l'avait guidée jusque-là » aurait certainement la sienne en temps voulu. Elle examina longuement l'appareil. Il avait été construit en briques et, en passant un doigt sur la paroi, Solange en déduit qu'il n'avait dû consommer que du bois. Le récipient ovale, communément appelé « œuf philosophal, était parfait, tant en proportions qu'en surfaçage. Le four  était apparemment en parfait état de fonctionnement.

Elle s'intéressa ensuite au reste de la pièce. Sur les nombreuses fioles étaient collées des étiquettes portant des noms en latin. Elle essaya d'en frotter une délicatement, afin d'enlever partiellement la poussière qui l'empêchait de déchiffrer les noms. L'encre s'effaça immédiatement. Aïe ! Les choses se gâtent. Raminagrobis, quant à lui, ne restait pas inactif. Il « poussa » Solange jusqu'à la petite porte de ce qui pouvait être un placard. Elle l'ouvrit avec une certaine appréhension, tout en se disant que si elle avait été amenée jusqu'ici, ce n'était certainement pas pour lui faire du mal. Le placard consistait en un trou dans le mur, garni de trois étagères. Sur celle du milieu trônait un gros livre et, sur le livre, était déposée une enveloppe cachetée à la cire. Elle la prit avec une délicatesse infinie, craignant par-dessus tout que l'objet se désagrège. Mais l'enveloppe était d'une texture beaucoup plus solide que celle des étiquettes et, dans ce réduit sans air et sans souris, elle avait beaucoup mieux résisté.

Remplie de curiosité, elle rompit doucement le sceau. Une simple feuille de parchemin sortit de l'étui.

À la lueur de la bougie, la jeune femme dût déchiffrer le texte en latin. Merci maman pour avoir rendu obligatoire l'inscription facultative au cours de latin du collège. Au fur et à mesure de sa lecture, elle pâlit, ses genoux tremblèrent, elle crût défaillir. Le chat la ramena à la réalité en se frottant contre elle et en ronronnant. Elle remit doucement la lettre dans l'enveloppe, et l'enveloppe dans son sac. Elle avait besoin de relire tout ça tranquillement chez elle. Quant au livre, elle ne voulait pas le toucher inutilement. Mais elle savait qu'elle était dorénavant la bienvenue dans cette cave.



Chapitre III


« La bonne Franquette » ne méritait pas son nom. Rien ne s'y passait à la bonne franquette. Albert Desmoyeux avait hérité de cet établissement que ses parents avaient tenu pendant quarante ans. Ils avaient eu Albert sur le tard et l'avaient gâté dans tous les sens du terme. Il avait été un enfant capricieux, un adolescent .... adolescent, dans toute son horreur. En tant qu'adulte, tout lui était dû. Il était financièrement plus qu'à l'aise. Son amour immodéré de l'argent lui avait aiguisé un sens des « affaires » pourtant excellent. De nombreuses personnes de tous milieux avaient eu à se plaindre de ses talents. Si bien qu'à quarante cinq ans, sa réputation était telle que, hormis un nouvel arrivant très naïf et pas encore mis au parfum par ses voisins, personne ne voulait plus commercer avec lui. Donc, « La bonne franquette », qui du temps de ses parents était un petit établissement correct mais sans plus, servant en semaine des repas ouvriers et en fin de semaine des mets un peu plus délicats, avait franchi plusieurs marches quant à la qualité de la carte et du service dès que le fils en était devenu propriétaire. Monsieur Albert n'aimait pas les pauvres. Monsieur Albert se targuait de fréquenter et de vouloir recevoir chez lui la meilleure société. Sur ce plan, il avait parfaitement réussi. Il fallait réserver plusieurs jours à l'avance pour avoir l'honneur de manger dans son établissement.

En ce qui concerne le personnel, c'était la trique et les insultes. Et avec ça payé au lance-pierres. On perd facilement sa vie en croyant la gagner.

Albert Desmoyeux avait épousé assez jeune Amélie, la fille du notaire. De leur union, une fille était née, Céline. « Union » est pour ce couple un mot plutôt inapproprié. Très tôt en effet, son mari la délaissa, la trompa mais, connaissant la fortune de ses beaux-parents, se garda bien de divorcer.

Céline fut conçue dans la douleur. Au moins en ce qui concerne Amélie. Monsieur Albert était rentré après un soir de beuverie et, pris soudain d'un furieux désir, s'empara de force d'Amélie qui, frêle jeune femme, ne put résister à cette brutalité de soudard. Elle eut beau pleurer, supplier, rien ne put le calmer. Une fois soulagé, Albert, excédé par les pleurs de sa femme, partit dormir au salon.

Ce fut la dernière fois qu'Albert pénétra dans la chambre à coucher. Chaque soir, malgré ses prières et ses promesses, Amélie s'enfermait à clé. Lorsqu'il fut las de dormir dans le canapé du salon, il s'installa dans une des chambres de leur grande maison.

Amélie ne lui adressa plus la parole que lorsqu'elle ne pouvait faire autrement.

Très proche de sa mère, mais ne voulant pas lui causer de soucis, elle n'osa pas lui parler de sa situation. Elle finit par mettre une chape de plomb sur ce traumatisme, tout en sachant qu'un jour, le couvercle finirait par sauter.

Céline était le rayon de soleil de sa mère. Elle lui consacrait sa vie. Bien que fille de notaire, Amélie avait reçu une éducation très humaniste, et en faisait bénéficier Céline qui, déjà pourvue de nombreuses qualités, les améliorait au contact des meilleurs auteurs et également des amis que sa mère choisissait soigneusement. D'un caractère très agréable, elle s'intéressait à de nombreux sujets, était passionnée de philosophie, de voile et de marqueterie.


Chapitre IV


Solange était remontée depuis à peine quelques minutes quand un homme entra bruyamment à la Re-naissance. Elle sentit immédiatement que sa jovialité était feinte. L'air hautain du personnage ne lui disait rien qui vaille. Du regard, elle questionna Benoît qui lui fit un geste qui pouvait signifier : « regarde et méfie-toi ». Les autres convives avaient l'air de jouer la comédie. L'ambiance de fête s'était brutalement refroidie.


Chapitre V


Comme chaque année, le soir de Noël, Monsieur Albert sortit de son restaurant et se dirigea vers « la Re-naissance ». Son pas lourd retentissait sur le trottoir, ses « Santiags », qu'il affectionnait car il trouvait qu'elles lui faisaient gagner quelques années, claquaient sur les pavés. Il faisait relativement doux pour la saison, son manteau était ouvert, laissant apparaître une bedaine assez disgracieuse. Un air de rock celtique s'échappait de la Re-naissance. Des rires fusaient, les voix des filles, souvent plus haut perchées, franchissaient plus facilement l'épaisseur des vitres. Il entra brusquement, et tout à coup, l'ambiance changea. Les convives savaient pourquoi il venait. Il n'était pas le bienvenu et il le savait. Chacun cependant essayait de faire, avec plus ou moins de talent, comme si de rien n'était. Il serra les mains de chaque personne présente et termina par Benoît qui, depuis son comptoir, surveillait la scène. La musique s'arrêta et Albert en profita pour s'éclaircir la voix et commença son petit speech.

« Mes chers amis, je ne vous apprendrai rien en vous disant que c'est le soir de Noël. Aussi, il me serait très agréable que vous acceptiez mon invitation à un repas de fête. J'ai fait préparer la grande salle au sous-sol et, bien que cet endroit soit très accueillant, vous aurez beaucoup plus de place chez moi pour danser et faire les fous.

Vous savez depuis plusieurs années que mon vœu le plus cher est de devenir votre ami. Je sais que certaines personnes me reprochent une mauvaise réputation. Je vous assure qu'elle est totalement infondée. Je n'ai rien à gagner, financièrement parlant, à vous inviter ainsi. Seules votre amitié et votre humanité m'intéressent. Voilà, la balle est dans votre camp, qu'en dites-vous ? »

Les quinze convives et une petite apparemment nouvelle faisaient silence. Benoît prit lentement la parole.

« Monsieur Desmoyeux, comme vous l'avez dit, c'est le soir de Noël. C'est une fête de famille et vous savez que, bien que n'étant pas biologiquement parents, nous nous considérons tous comme frères et sœurs. Sauf Marcel qui pourrait être notre père. Vous comprendrez donc que, tout en ne voulant pas vous faire de peine, nous préférerions ce soir rester entre nous, dans ce lieu que nous connaissons bien et qui nous appartient. Ceci dit, nous vous souhaitons, ainsi qu'à Madame Desmoyeux et à Céline, un joyeux Noël et un excellent réveillon de nouvel an. »

Monsieur Albert pâlit, humilié jusqu'aux doigts de pieds. Il se ressaisit rapidement, et prit congé en leur souhaitant à tous d'excellentes fêtes. Toute l'équipe comprit que les souhaits étaient factices. Il les vouait plutôt aux gémonies, mais ils n'en avaient que faire. Chacun savait l'exacte raison pour laquelle il voulait à tout prix s'attacher leur amitié.






Chapitre VI


Le lendemain du réveillon, René, le père de Jonathan, entra à la Re-naissance.

-        Salut fiston, dit-il à Benoît. Excuse-moi pour hier soir, Jonathan et moi n'avons pas pu venir. Nous avons dû partir en urgence pour remplacer une quarantaine de vitres brisées par des vandales dans la rue Poupain. Nous ne pouvions décemment pas laisser les gens sans vitres et par ce froid un soir de Noël. Donc nous avons travaillé jusqu'à point d'heure, et le réveillon s'est terminé quand nous sommes rentrés pour nous coucher.

-        Ne t'en fais pas René, répondit Benoît, mais toi et ton fils avez raté quelque chose. En fait, vous avez manqué deux choses. La première, l'habituelle, c'est Monsieur Albert. Benoît prononça ces mots avec une fausse déférence qui laissait deviner son opinion sur le personnage. Hier soir, en plus, il a essayé de nous faire pleurer. Marcel te racontera, il est meilleur que moi pour les histoires. La deuxième, c'est... Il fit un clin d'œil à René. Ça y est, je crois qu'on l'a trouvée. Ou plutôt, elle nous a trouvés. Quand elle est entrée, Raminagrobis lui a littéralement sauté dessus. Elle a mis le temps, mais elle a fini par le suivre. Elle a fait connaissance avec son futur outil de travail. Elle n'a pas trop parlé, mais il n'y avait pas besoin. Si tu avais vu ses yeux !! Nous avons eu beaucoup de chance. Elle venait à peine de remonter que l'autre est arrivé. Elle a vite compris à qui elle avait à faire. Elle revient demain, cette fois tu sais qu'il est impératif que toi et ton gamin soyez là.

-        J'ai vu Albert avant-hier, répondit René. Il veut de toute force que Jonathan épouse Céline. Heureusement que le môme est fou de Laetitia. C'est une brave petite, je pense que le secret sera bien gardé avec elle. Céline est aussi très bien, mais quel dommage qu'elle soit la fille d'un tel père. 

Quelqu'un entra dans le troquet. C'était Lucie, la marchande de bougies de la venelle. Elle embrassa tendrement René et Benoît.

-        Alors, vous avez eu assez de bougies hier soir ? demanda-t'elle. Et toi Benoît, tu as une fois de plus enchanté tes convives ?

-        Bah ! On a fait comme on pouvait. Mais dans l'ensemble, je crois qu'ils étaient assez contents. La soirée s'est bien passée.

-        Bien, tu vas pouvoir me servir un café ? Tu n'es pas trop fatigué ?

-        Tu vas voir sale gamine. Tu as beau être plus jeune, un de ces jours, je te donnerai une leçon de course à pied. On verra alors qui sera fatiguée.

-        Dites-moi beaux chevaliers, dit Lucie en s'adressant aux deux hommes, j'ai l'intuition qu'hier soir n'a pas été un Noël comme les autres. Me tromperais-je ?

-        Tu as raison petite sorcière, répondit Benoît. Nous te le dirons peut-être un jour, mais c'est encore trop tôt, et tu n'es pas assez gentille.

-        Bon, je vais de ce pas m'inscrire au cours de gentillesse, répondit-elle effrontément.

Elle but rapidement le café que Benoît venait de lui servir et s'éclipsa en leur faisant un baiser de sa main.



Chapitre VII


Je me souviens que depuis tout petit, j'aidais mon père à couper les branches de saule au bord de la rivière. C'est vrai, au début, j'ai dû lui faire perdre beaucoup de temps. Mais à l'époque, le temps n'avait pas la même valeur que maintenant. Mon père était un grand bonhomme, par la taille et par la bonté. La vie au grand air lui donnait ce teint hâlé que certains acquièrent de nos jours dans les instituts de beauté. Toujours souriant et de bonne humeur, toujours prêt à rendre service, il était aimé de tous les gens de notre petit village. Chaque jour était consacré au travail. À la sortie de l'hiver, avant que la sève ne commence à monter, il faisait sa récolte de brins d'osier, puis il le laissait sécher plusieurs mois à l'air libre. Cette récolte, assez fatigante à réaliser, on est toujours courbé pour couper, lui procurait son occupation de l'hiver. Durant cette saison, il fabriquait des paniers et divers petits meubles commandés par des gens de la région qu'il retrouvait sur les marchés aux beaux jours. Il entretenait aussi un grand potager qui, avec quelques poules, lapins et un cochon, nous procurait à peu près notre nourriture annuelle. Il coupait également le bois qui chauffait notre petite maison et son atelier. Un jour, j'allais avoir quinze ans, mon père mourut brutalement. Le médecin diagnostiqua une crise cardiaque.

Du jour au lendemain, ma vie changea. Ma mère étant partie quelques années auparavant avec un boulanger du Nord de la France, je me retrouvais seul. Mon oncle proposa au maire du village de me prendre chez lui, où je pourrais compléter mon apprentissage de vannier commencé avec mon regretté papa. Mon oncle était l'opposé de mon père. Petit, râblé, chauve, il avait un fort penchant pour la boisson, était très colérique et de plus, il avait la main leste. Brutal avec moi et caressant avec les filles, ce qui n'était pas du goût de ma tante. La fin de mon apprentissage fut très difficile. La moindre erreur était sanctionnée d'une gifle, voire d'un coup de poing si ma tante regardait ailleurs. Alors que mon père m'avait appris à fabriquer des paniers, des sièges, des petits meubles, mon oncle lui, s'était spécialisé dans les nasses. Des nasses pour tous les animaux, poissons, rats, serpents, tout ce qui pouvait nourrir ou gêner d'une façon ou d'une autre avait sa nasse dédiée. Je pris rapidement en grippe et l'oncle et les nasses.

J'avais appris à l'école que les animaux étaient sur Terre bien avant les humains. Ce qui veut dire que nous leur avons petit à petit grignoté leur habitat. Et de gênés, ils devenaient gêneurs. J'avais pris très vite conscience de cet état de fait. Mais lorsque mon oncle mourut à son tour, poignardé par un inconnu dont il avait certainement chahuté la fille ou la femme, ma tante se retrouva sans moyens de subsistance.

Le carnet de commandes était plein et je fus obligé, par devoir envers ma tante et les clients, de continuer à fabriquer ces engins de mort. Le cœur brisé, je continuai donc ce triste labeur de trop longues années.


L'année de mes 21 ans, je fis la connaissance de Noémie à l'épicerie du village. Elle arrivait de Clermont-Ferrand. Elle était fleuriste et avait trouvé du travail dans la boutique de Madame Lucicot à la ville voisine. Je crois que ce qu'on peut appeler un coup de foudre fut immédiat. Et réciproque. Nous sommes restés presque deux heures devant l'épicerie à faire connaissance, à discuter de mille choses et,  à la fin, nous prîmes rendez-vous pour le soir même.

Nous nous mariâmes huit mois plus tard. Nous ne pûmes hélas pas avoir d'enfants. Mais, étant très pris par nos métiers respectifs, Noémie parce qu'elle adorait le sien, et moi pour honorer les commandes des clients, nous finîmes par nous convaincre que c'était peut-être mieux ainsi. Et la vie continua, cahin-caha.

L'année de mes 35 ans, ma tante, diabétique, mourut d'une rupture d'anévrisme. Toutes ces années s'étaient passées dans un état second. Je n'avais pas réfléchi qu'un autre métier aurait pu me rendre la vie plus heureuse. Je crois que l'amour de Noémie était pour beaucoup dans cette espèce d'apathie. Nous étions tellement heureux que mon métier était devenu accessoire. Je faisais ma journée de travail en attendant de la retrouver le soir.

C'est quelques jours après l'enterrement que je pris brutalement conscience que c'était fini. J'étais arrivé au bout du bout du chemin. Le moment était arrivé de changer de direction. Le lendemain, je partis visiter mon collègue et ami Rigobert Pieulet, vannier de son état à une vingtaine de kilomètres du village. D'entrée, je lui exposai les faits. Je ne voulais ni ne pouvais continuer à fabriquer des nasses. Et je voulais, par la même occasion, changer de métier. Rigobert s'inquiéta, me demanda si j'avais une idée de mon futur métier. Quand je lui dis que je n'en savais rien, il frappa de son index sur sa tempe et, en véritable ami qu'il était, me demanda ce qu'il pouvait faire pour moi. Je lui proposai de racheter mon atelier et ma clientèle, ce qu'il accepta de suite car il avait la possibilité d'embaucher un ouvrier qu'il connaissait de longue date. L'affaire se fit rapidement. Dans cet épisode de ma vie, j'ai un peu omis de parler de Noémie. Lorsque je lui fis part de ma décision, elle fut surprise, mais surtout par la rapidité avec laquelle celle-ci avait été prise. Elle était aussi inquiète pour notre avenir financier, mais quand même prête à y faire face à mes côtés.

Ayant vécu toute ma vie au village, mes seules destinations de voyages étant les marchés avoisinants, je souhaitai voyager quelque temps, visiter d'autres régions, connaître d'autres gens. Ma femme étant prise par son activité au magasin, elle fut d'accord pour que je parte seul à l'aventure.

Et c'est ainsi qu'un beau matin, je quittai mon amour et mon village natal, ne sachant quand je les reverrais. Mais à l'époque, la Poste était encore efficace. Je flânais le nez au vent, ouvert à toute éventualité, travaillant quelques jours chez un charpentier, quelques autres chez un paysan, afin de ne pas voir trop rapidement fondre mon pécule. J'avais acquis, sans vraiment en prendre conscience durant mes années de vannier, une espèce de philosophie de la vie qui me guidait dans mes choix journaliers. J'avais pendant des années été le complice de carnages en fabriquant des nasses pour les chasseurs, pêcheurs, braconniers de toute la région. Il était hors de question pour moi de tuer ne serait-ce qu'un lapin. Je pris petit à petit conscience que je voulais, d'une façon ou d'une autre, aider des gens à sortir de leur nasse personnelle. Je savais que j'avais une bonne logique, une bonne qualité d'écoute, et les gens avaient été nombreux durant ces années à venir me demander des conseils. Je devais tenir cette qualité de mon père.

J'arrivai un soir dans une petite ville et cherchai un endroit pour dormir. On m'indiqua un hôtel et le raccourci pour y arriver. Le raccourci passait par une étroite venelle que je parcourus avec un frisson bizarre dans le dos. N'étant pas habitué à ce genre de manifestation, je pensai à un danger et, méfiant, je ralentis le pas en regardant de tous côtés. C'est-à-dire devant et derrière car la ruelle étant tellement étroite, aucun danger ne pouvait venir des côtés.

Je marchai jusqu'à une espèce de vitrine poussiéreuse, laquelle donnait sur un local qui avait dû abriter un commerce de vin, vu les barriques qui ornaient le mur du fond. En me reculant contre le mur opposé de la venelle, je lus le nom de l'enseigne, qui me parut complètement incongru au vu de l'activité qui y était rattachée : « Le Renaissance ». Instantanément, je compris le pourquoi du frisson bizarre dans le dos. J'avais trouvé !!! Je savais maintenant ce que je voulais faire. Je savais que de cet endroit, je pourrais aider des gens à sortir de leur nasse personnelle.

Et cet endroit s'appellerait « La Re-naissance ».

Après une nuit passée sans beaucoup dormir tellement l'exaltation était à son comble, je retournai dans la venelle afin de voir d'un œil neuf ma future oasis. L'effet était le même que la veille, peut-être amplifié par les projets qui déjà s'étaient formés dans la nuit. Je frappai à la première porte et m'enquis du nom du propriétaire. Il habitait deux rues plus loin. Je lui rendis visite séance tenante et lui demandai, prudence oblige, s'il accepterait de louer son local et, le cas échéant, si je pouvais le visiter. Je ne voulais pas paraître trop emballé pour ne pas faire monter brutalement les prix. Il me répondit que la maison, c'est-à-dire le local et les deux étages au-dessus, était uniquement à vendre. Nous partîmes donc en visite et, lorsque je lui demandai le prix, celui-ci me parut tellement ridicule que je ne pensai même pas à marchander un peu. La visite chez le notaire ne fut qu'une formalité et je pris rapidement possession des lieux.

J'avais vu dès le départ la destination du lieu. J'allais en faire un petit restaurant-bar bibliothèque où les gens pourraient venir discuter, parler de leurs joies, de leurs peines, lire, en plus des romans, des livres de ce qu'on appelle aujourd'hui développement personnel. Les choses m'apparaissaient d'une stupéfiante simplicité. L'implantation des lieux était évidente. La bibliothèque trônerait sur le côté gauche de la pièce. Deux ou trois fauteuils confortables viendraient compléter l'installation. Le bar occuperait le fond et la partie restaurant, soit huit tables, le reste de la surface. La grande remise avec une porte donnant sur l'arrière de la maison serait dévolue à la cuisine. Les étages, spacieux, étaient déjà agencés en appartements qu'il faudrait rénover. Je me réservais le premier étage, le second devenant un appartement de dépannage pour des gens dans la panade.

Ne croyez pas que j'avais oublié mon petit cœur ni mon village. Noémie vint visiter les lieux, qui lui plurent beaucoup. Nous convînmes de nous rendre visite une fois toutes les deux semaines, chacun son tour. Pendant ce temps, je restaurais mon oasis. Le travail ne manquait pas.

Un jour, je rencontrai Benoît, un jeune homme d'une vingtaine d'années qui paraissait bien abattu. Au fil de la discussion, il me dit qu'il n'avait plus de travail et que son propriétaire parlait de le mettre dehors.

Il travaillait dans le bâtiment, avait appris dans la même entreprise les métiers de maçon et de carreleur. Il savait aussi bricoler dans d'autres corps de métiers. Je l'amenai sur mon chantier et lui expliquai ce que j'attendais de lui. Sa joie vous réchauffait le cœur. Il accepta ma proposition sur le champ.

Les semaines passaient. Benoît était un compagnon de travail vraiment idéal. Étant tous deux seuls dans la ville, nous passions quelquefois nos soirées ensemble. Petit à petit, nous nous découvrîmes. Une grande complicité nous unissait. Nous étions d'accord sur une majorité de sujets. Ma philosophie de vie lui plaisait et il me demandait souvent conseil. Jamais je ne lui imposai un choix. Il gardait toujours son libre-arbitre.

Benoît était mon premier « client ». J'avais sans m'en rendre compte commencé mon nouveau métier. Il avait très vite repris du poil de la bête et, au fur et à mesure, je voyais se développer les qualités d'écoute, de compassion, d'absence de jugement avec les gens que nous rencontrions ici ou là.

Un jour, l'idée commença à germer. Pourquoi Benoît ne serait-il pas le maître de l'oasis ? Je l'avais aidé à re-naître. Je sentais qu'il était maintenant capable de faire la même chose avec d'autres et, je crois, en mieux. Je commençai à poser des questions, sur son avenir, sur ses ambitions. Il connaissait mes projets. Il me répondit qu'il aimerait beaucoup être le cuisinier de la Re-naissance. Quant à moi, je pourrais m'occuper du service. Ayant mangé chez lui à plusieurs reprises, je connaissais ses talents de cuisinier. Mais j'avais formé d'autres projets pour lui. Je lui dis que, dans un premier temps, je le voyais plutôt sur le devant de la scène. Il me paraissait tout à fait compétent pour assumer ce rôle. Il accepta avec hésitation, à titre d'essai.

Quatre mois plus tard, les travaux terminés, « La Re-naissance » ouvrait ses portes.



Chapitre VIII



La venelle était plutôt encombrée pour un lendemain de Noël. Le jeune couple qui habitait dans la maison située en face mais à gauche de la Re-naissance était en train de déménager. La venelle étant par définition étroite, le camion n'avait pas pu pénétrer dans celle-ci. Il fallait donc mettre les cartons et  les meubles sur des chariots, et les emporter sur le boulevard. L'appartement était exigu, la jeune femme était enceinte, il avait bien fallu trouver une solution. Vers quatorze heures, tout fut chargé. Le jeune couple vint saluer Benoît, et s'apprêtait à partir quand Solange entra dans le troquet. Raminagrobis bondit, passa entre ses jambes, et s'enfuit dans la venelle. Le premier moment de surprise passé, la jeune femme courut derrière le chat en l'appelant. Lorsqu'elle arriva sur le boulevard, elle vit le félin sauter dans le camion de déménagement et se glisser entre meubles et cartons. Benoît arriva juste derrière elle et lui dit de revenir.

-        Je te dirai tout à l'heure, ne dis rien aux jeunes, fut la seule et laconique explication.

Le jeune couple prit congé et s'en alla vers sa nouvelle demeure.

Quand ils furent seuls, Benoît servit un thé à Solange et lui dit :

- Tu as remarqué le soir de Noël que le chat avait un comportement bizarre ? Depuis toutes ces années, il t'attendait. Lui seul savait que tu étais l'Élue. C'est pour toi qu'il est resté. Il t'a montré ce qu'il avait à te montrer, sa mission est terminée. Il n'avait plus qu'à partir. Pour une autre mission ? Pour mourir dans un coin ? Je ne sais pas. Il a tout fait pour que personne ne s'attache à lui. Malgré tout, il va nous manquer.

- Ces deux jours sont passés à une vitesse ahurissante, mais en même temps ils ont duré une éternité dans l'attente de retrouver ce lieu magique, dit Solange.  Benoît lui fit un signe en direction de la cave, lui signifiant qu'elle y avait libre accès.

Lorsqu'elle descendit les escaliers, elle était déjà chez elle. Elle savait la mission qui lui avait été confiée, la lettre l'avait confirmée, toutes les prévisions se confirmaient.

Cette lettre, signée par Nicolas Flamel, elle l'avait lue et relue trente fois. « Grâce au chat, vous avez trouvé cet endroit. Il vous a reconnue. Vous êtes l'Élue. Vous devrez mener à bien la tâche pour laquelle vous êtes venue sur terre. Dans le grimoire, vous trouverez tous les essais, toutes les formules pour continuer à transformer le plomb en or, le mercure en argent. Vous êtes arrivée au moment où les membres du groupe avaient terminé la grande quantité de métal précieux que je leur avais préparée. Vous devez vous douter que vous courez de grands dangers. Les puissances occultes ne restent pas inactives. Prudence et tout ira bien, pour la plus grande gloire des Forces de Lumière.

Signé Nicolas Flamel.




Chapitre IX



À vingt deux ans, Céline était une très jolie fille. De nombreux fils de bonne famille lui faisaient une cour pas toujours discrète. Mais Céline était amoureuse. Et malheureuse. Jonathan, le fils du vitrier de la venelle, avait été son amoureux pendant toute la durée de l'école primaire. Ils avaient été séparés à l'entrée au collège. Céline avait intégré un établissement privé et huppé, Jonathan quant à lui, était allé au collège public local. Petit à petit, leurs relations s'étaient ralenties, puis avaient complètement cessé. Céline faisait du cheval, du tennis, du piano, Jonathan jouait dans l'équipe de foot et pratiquait le vélo et la boxe française. Les semaines étaient chargées, le temps se chargea d'organiser l'oubli.

Quelques années plus tard, elle retrouva Jonathan dans un bal local où elle était venue avec sa mère. Ils parlèrent ensemble un long moment. Il était devenu un homme, il avait une belle prestance, Céline retrouva instantanément le tendre sentiment qui s'était à peine assoupi. Soudain, une jolie rousse s'approcha d'eux et, prenant tendrement Jonathan par le bras, lui dit : « Tu me présentes ? »

Jonathan, passant son bras autour de ses épaules, lui présenta Céline, et présenta de même Laetitia à son ancienne amoureuse. Pétrifiée, Céline prit rapidement congé et rentra chez elle en traînant sa mère derrière elle.












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